Chronobiologie et chronopoétique
Yves-Marie Paulet : Tu m’as parlé de ce travail que tu prépares sur le temps et le lieu, à Auschwitz. À la tarière, au travers du tronc d’un chêne qui a connu l’avant et l’après, ton œuvre rend visible le temps des camps. L’arbre a vu les colonnes concentrationnaires. L’arbre, toujours vivant, nous montre les années de l’horreur. Tu diras la démarche évidente pour le forestier que tu as été, cela te ramène à tes années de lycée agricole, à l’apprentissage d’une lecture très orientée de la nature. Le thème du temps inscrit dans le vivant est d’une profonde actualité, il est au cœur des questions du changement planétaire, depuis la rétrospective jusqu’à l’anticipation. La dendrochronologie, science de la lecture et de l’interprétation des stries de croissance des arbres, a dans ce domaine été le guide d’une famille sans cesse enrichie et perfectionnée d’analogues dans d’autres structures vivantes, que l’on regroupe sous l’appellation de « sclérochronologie ». Les coraux évidemment, mais aussi les coquillages et les os, les dents, tout ce qui croît par accrétion, par ajout de matière supplémentaire par-dessus les parties les plus jeunes, et qui perdure à travers le temps. C’est l’incroyable enregistreur biologique qui, à l’échelle des millénaires, mais aussi avec une précision annuelle, saisonnière et même journalière chez la coquille Saint-Jacques (!), témoigne des cycles planétaires, de leurs variations et de leurs dérives. Pour ceux qui en douteraient encore, les structures vivantes offrent une irréfutable preuve du changement climatique, d’une manière interdisant la négation d’une sortie de trajectoire.
À Auschwitz, tu ne veux rien prouver, simplement nous saisir. Mais n’est-ce pas un sentiment trouble, comme l’idée que nous pourrions mesurer l’horreur au sein des canaux ligneux, que tu provoques ? Sur les coquilles Saint-Jacques de la rade de Brest nous mesurons l’« effet bombe ». Dans la calcite, cette forme cristalline du carbonate de calcium qui constitue les coquilles, c’est implacable ; au fond de la rade, ces coquillages beaux et bons ont intégré heure après heure la retombée du carbone radioactif que nous envoyaient les explosions atomiques, celles de la guerre et celles des essais nucléaires atmosphériques qui lui ont fait suite. Nos recherches nous amènent aux mêmes révélations des temps de l’Histoire, toi avec le chêne, moi avec la coquille.
Olivier Leroi : Évidemment, montrer un petit bout de bois est un peu ridicule, mais la couche de temps qu’il représente est symbolique et réelle à la fois, elle s’inscrit dans la pensée. Tout comme être physiquement dans ce lieu, ressentir l’espace, les flux sont dépositaires de connaissance et, selon de nouvelles recherches scientifiques, indiquent qu’on peut arriver, en prélevant de l’eau, à retrouver la trace ADN des poissons qui sont passés.
Oui, vraiment, le développement de nouvelles techniques répond de plus en plus finement au besoin de suivre, de tracer, de faire parler les témoins inconscients du passé. Ce passé peut être récent, ainsi que tu l’évoques, le passage du poisson laissera, à travers la perte d’écailles ou de simples desquamations, la signature adn de son existence. La loupe de Sherlock Holmes était bien peu de chose, mon cher Olivier, et l’étude de la biodiversité y trouve son compte. Et les mangeurs de coquillages, nos ancêtres des côtes, se seraient-ils doutés, en accumulant leurs déchets culinaires sous forme de monticules coquilliers, qu’ils contribuaient ainsi à sécuriser une incroyable mémoire de leur environnement ? Aujourd’hui, avec un peu de technicité c’est non seulement la date de leurs cueillettes et la température de l’eau au jour le jour qu’ils nous confient ainsi, mais aussi le débit des rivières et l’état de leur écosystème. Sais-tu que c’est dans des coquillages fossilisés, je parle là d’époques beaucoup plus anciennes, que l’on a mis en évidence de manière irréfutable les variations de la vitesse de rotation de la Terre ! Comme un magnétophone jamais arrêté, le vivant enregistre, mais aussi laisse des traces. Comme toi, cela m’a fasciné, j’en ai fait mon métier de chercheur. Gamin, dans les années 1970, ce sont les effets des lacrymogènes du Quartier latin de 68 que je cherchais dans les cernes des troncs coupés des bocages bretons en cours de destruction….
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Extrait du texte d'Yves-Marie Paulet de l'ouvrage Chronopoétique paru fin 2015 aux éditions Actes Sud.
Yves-Marie Paulet : Tu m’as parlé de ce travail que tu prépares sur le temps et le lieu, à Auschwitz. À la tarière, au travers du tronc d’un chêne qui a connu l’avant et l’après, ton œuvre rend visible le temps des camps. L’arbre a vu les colonnes concentrationnaires. L’arbre, toujours vivant, nous montre les années de l’horreur. Tu diras la démarche évidente pour le forestier que tu as été, cela te ramène à tes années de lycée agricole, à l’apprentissage d’une lecture très orientée de la nature. Le thème du temps inscrit dans le vivant est d’une profonde actualité, il est au cœur des questions du changement planétaire, depuis la rétrospective jusqu’à l’anticipation. La dendrochronologie, science de la lecture et de l’interprétation des stries de croissance des arbres, a dans ce domaine été le guide d’une famille sans cesse enrichie et perfectionnée d’analogues dans d’autres structures vivantes, que l’on regroupe sous l’appellation de « sclérochronologie ». Les coraux évidemment, mais aussi les coquillages et les os, les dents, tout ce qui croît par accrétion, par ajout de matière supplémentaire par-dessus les parties les plus jeunes, et qui perdure à travers le temps. C’est l’incroyable enregistreur biologique qui, à l’échelle des millénaires, mais aussi avec une précision annuelle, saisonnière et même journalière chez la coquille Saint-Jacques (!), témoigne des cycles planétaires, de leurs variations et de leurs dérives. Pour ceux qui en douteraient encore, les structures vivantes offrent une irréfutable preuve du changement climatique, d’une manière interdisant la négation d’une sortie de trajectoire.
À Auschwitz, tu ne veux rien prouver, simplement nous saisir. Mais n’est-ce pas un sentiment trouble, comme l’idée que nous pourrions mesurer l’horreur au sein des canaux ligneux, que tu provoques ? Sur les coquilles Saint-Jacques de la rade de Brest nous mesurons l’« effet bombe ». Dans la calcite, cette forme cristalline du carbonate de calcium qui constitue les coquilles, c’est implacable ; au fond de la rade, ces coquillages beaux et bons ont intégré heure après heure la retombée du carbone radioactif que nous envoyaient les explosions atomiques, celles de la guerre et celles des essais nucléaires atmosphériques qui lui ont fait suite. Nos recherches nous amènent aux mêmes révélations des temps de l’Histoire, toi avec le chêne, moi avec la coquille.
Olivier Leroi : Évidemment, montrer un petit bout de bois est un peu ridicule, mais la couche de temps qu’il représente est symbolique et réelle à la fois, elle s’inscrit dans la pensée. Tout comme être physiquement dans ce lieu, ressentir l’espace, les flux sont dépositaires de connaissance et, selon de nouvelles recherches scientifiques, indiquent qu’on peut arriver, en prélevant de l’eau, à retrouver la trace ADN des poissons qui sont passés.
Oui, vraiment, le développement de nouvelles techniques répond de plus en plus finement au besoin de suivre, de tracer, de faire parler les témoins inconscients du passé. Ce passé peut être récent, ainsi que tu l’évoques, le passage du poisson laissera, à travers la perte d’écailles ou de simples desquamations, la signature adn de son existence. La loupe de Sherlock Holmes était bien peu de chose, mon cher Olivier, et l’étude de la biodiversité y trouve son compte. Et les mangeurs de coquillages, nos ancêtres des côtes, se seraient-ils doutés, en accumulant leurs déchets culinaires sous forme de monticules coquilliers, qu’ils contribuaient ainsi à sécuriser une incroyable mémoire de leur environnement ? Aujourd’hui, avec un peu de technicité c’est non seulement la date de leurs cueillettes et la température de l’eau au jour le jour qu’ils nous confient ainsi, mais aussi le débit des rivières et l’état de leur écosystème. Sais-tu que c’est dans des coquillages fossilisés, je parle là d’époques beaucoup plus anciennes, que l’on a mis en évidence de manière irréfutable les variations de la vitesse de rotation de la Terre ! Comme un magnétophone jamais arrêté, le vivant enregistre, mais aussi laisse des traces. Comme toi, cela m’a fasciné, j’en ai fait mon métier de chercheur. Gamin, dans les années 1970, ce sont les effets des lacrymogènes du Quartier latin de 68 que je cherchais dans les cernes des troncs coupés des bocages bretons en cours de destruction….
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Extrait du texte d'Yves-Marie Paulet de l'ouvrage Chronopoétique paru fin 2015 aux éditions Actes Sud.